Benjamin Barthe
© Le Monde, publié le 12 janvier 2012Abbas Abbas*, 59 ans, arrêté en 1987, relâché 14 ans plus tard./
Haytham Na’al, 60 ans, arrêté en 1975, relâché 28 ans plus tard. /
Salameh Kaileh, 56 ans, arrêté en 1992, relâché 8 ans plus tard.
Pour les férus de ruines antiques, le nom de Tadmor est synonyme d’enchantement. Il évoque le dédale de temples et de colonnades qui surgissent des sables du désert syrien, à 200 km au nord-est de Damas, dans l’écrin de palmiers et de grenadiers dont la reine Zénobie avait fait la capitale de son éphémère empire, au IIIe siècle de notre ère.
Mais, pour les opposants syriens, Tadmor, appelée aussi Palmyre, est l’autre nom de l’épouvante. En marge de l’oasis, un bagne a poussé. Construit sous le mandat français, dans les années 1920, il fut pour le président Hafez Al-Assad – le père de l’actuel chef de l’Etat syrien, Bachar Al-Assad -, ce que Tazmamart fut pour le roi Hassan II du Maroc : un cul-de-basse-fosse, un abîme de secret et de bestialité, oublié de Dieu et surtout des hommes. Après l’avoir fermé au début des années 2000, pour cause de vétusté, les autorités syriennes l’ont rouvert durant l’été 2011, pour absorber le flot de manifestants faits prisonniers lors de la répression du soulèvement anti-Assad.
Passée inaperçue en France, la remise en service de Tadmor n’a pas échappé à Haytham Na’al, Salameh Kaileh et Abbas Abbas. Agés de 56 à 60 ans, ces trois opposants à la dictature en place à Damas sont des pensionnaires de Revivre, une petite association française créée en 2004, pour venir en aide aux ex-prisonniers d’opinion syriens. Fondée par Françoise de Morzière, alors chargée du dossier syrien à Amnesty International, elle permet d’offrir un traitement médical aux détenus les plus abîmés, soit en Syrie, soit en France. Dans ce cas, le réseau de relations de Revivre aide à octroyer aux protégés de l’association un logis et un titre de séjour, voire un statut de réfugié politique en France.
En sept années, une quinzaine de rescapés des geôles baasistes ont bénéficié de ce programme, dont Haytham, Salameh et Abbas, tous les trois passés par Tadmor et qui vivent aujourd’hui entre Paris et la Syrie. Bien qu’ils soient sortis de prison au début des années 2000, dans le cadre du « printemps de Damas » , la parenthèse réformatrice ouverte et refermée par Bachar Al-Assad à l’orée de son mandat, leur parcours en dit long sur l’horreur carcérale syrienne, sur son esprit et ses méthodes, perpétués de père en fils.
Le système qui a garanti depuis quarante ans l’hégémonie du Baas sera pour eux celui qui précipitera la chute de ce parti honni, au pouvoir depuis bientôt cinquante ans. « Un régime aussi assassin, ça ne peut pas continuer » , tranche Haytham Na’al, qui a passé vingt-huit années de sa vie dans les cachots syriens. Il est aujourd’hui logé dans un foyer Sonacotra du nord de Paris.
Les trois hommes s’initient à la politique dans la première vague de contestation de la dictature Assad, qui prend son essor en 1976-1977. Des ouvriers aux médecins, toute une société se réveille pour réclamer davantage de liberté. Le mouvement sera détourné par les Frères musulmans, dont l’insurrection armée fournira au régime le prétexte pour passer à l’action et annihiler toute vie politique pour les vingt années suivantes.
Mais, avant la répression, symbolisée par le massacre d’Hama en 1982 (de 20 000 à 40 000 morts selon les sources), l’extrême gauche syrienne a quelques mois pour rêver au » grand soir « . L’un des principaux artisans de la mobilisation est le Parti d’action communiste (PAC), une petite formation léniniste, en rupture avec le Parti communiste, membre de la coalition au pouvoir, qui recrute sur les campus étudiants. Âgés d’une vingtaine d’années, idéalistes et généreux, Haytham, Abbas et Salameh évoluent dans son orbite.
Il rêvait de partir étudier le cinéma à l’université Paris-Vincennes : Haytham est le premier à être arrêté, en 1978, à 22 ans. Abbas suit en 1987 ; puis Salameh en 1992. Ces deux-là tombent dans les filets de la branche Palestine (Fara’ Falestin) des renseignements militaires, l’un des services de sécurité les plus redoutés de l’autocratie syrienne. Initialement conçu pour surveiller les réfugiés palestiniens installés autour de Damas, ce simple département s’est transformé en pieuvre sécuritaire sous l’effet conjugué de la logique paranoïaque du régime et de la mise en concurrence de ses policiers.
Le parcours est ensuite » balisé » : interrogatoire, torture, signature d’une pseudo-confession et, en fonction de la » dangerosité » attribuée au détenu, envoi dans l’une des geôles du régime. Tadmor est réservée aux ennemis jurés : les Frères musulmans, les baasistes pro-irakiens, les soldats renégats et les cadres des partis de gauche, ou du moins ceux perçus comme tels.
Niché dans une cuvette au milieu d’une étendue rocailleuse, composé de bâtiments-dortoirs d’un étage espacés de cours, soumis à un climat glacial l’hiver et caniculaire l’été, l’établissement ressemble à un bout du monde, un terminus de la civilisation, comme l’a raconté l’ancien prisonnier Moustafa Khalifé, dans un récit suffocant, La Coquille (Actes Sud, 2007). « Dès que tu entres, on te rase la tête, dit Salameh, qui a croupi huit ans en prison et travaille comme journaliste à Damas, lorsqu’il ne suit pas un traitement contre le cancer à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif. Tu dois garder les yeux baissés en permanence. Tu dors à même le sol avec une pauvre couverture miteuse. Tu manges une bouffe infecte. Tu restes des mois sans te laver correctement. Tu te fais tabasser pour un oui ou pour un non. Tu n’es plus une personne, tu es une chose ».
Dans chaque cellule, de 50 à 100 mètres carrés, avec des murs surmontés de petits barreaux pour laisser passer la lumière, plus d’une centaine de détenus peuvent s’entasser. Il n’y a pas de télévision, pas de livre, pas de crayon et pas de papier, pas de visites, pas de médecin et bien sûr pas d’avocat. La seule » distraction » autorisée est la lecture de Tishrin, l’un des quotidiens du régime, parfaitement indigeste.
Parfois, les détenus enchaînent douze heures en position allongée et douze heures en position assise, sans discontinuer, pendant des semaines. Le moindre écart est signalé par le garde posté sur le toit, qui surveille la cellule au moyen d’une lucarne aménagée dans le plafond. Le contrevenant est aussitôt frappé à coups de gourdin, de câble électrique ou même de courroie de ventilateur de blindés. « De mon temps – dans les années 1990 – , la situation s’était un peu améliorée. On avait la place de dormir sur le dos. Mais, dans les années 1980, les détenus étaient tellement nombreux qu’ils devaient dormir sur le côté, l’un contre l’autre » , dit Salameh.
La grande affaire de la journée est la récupération dans la cour de la prison de la bassine en plastique remplie de rata. Un bouillon de légumes où surnage une couche de graisse ou de sauce tomate. Pour acheminer cette pauvre pitance jusqu’à leur cellule, les détenus disposent de deux minutes. Réservée aux plus vaillants, l’opération est qualifiée de « kamikaze ». Ceux qui traînent en route se font bastonner par les gardiens. Certains y laissent leur vie.
Et c’est cela, en définitive, la marque de Tadmor : le spectre, omniprésent, de la mise à mort. Car, outre le tabassage, le répertoire des matons comprend de nombreux supplices. Le plus célèbre est le « doulab » (pneu) : recroquevillé dans un pneu d’automobile, le prisonnier reçoit une volée de coups qui lui arrachent la chair des membres. La « chaise allemande » est très pratiquée aussi : la victime est attachée sur une chaise métallique munie de parties mobiles puis le dossier est incliné en arrière, ce qui peut provoquer une quasi-asphyxie, une fracture des vertèbres et une paralysie des jambes. Moins fréquent, mais typique du lieu aussi : le « tapis d’Aladin », une version moderne de la crucifixion.
Pour aller plus vite en besogne, la potence fonctionne, bien sûr, à Tadmor. « Au plus fort de la répression contre les Frères musulmans, près de 150 de leurs membres emprisonnés à Tadmor étaient liquidés chaque semaine, en toute discrétion » , affirme l’ancien diplomate Ignace Leverrier, qui coopère au réseau Revivre et tient le blog Un oeil sur la Syrie, hébergé sur Lemonde.fr. « On pouvait regarder les pendaisons en montant sur les épaules d’un compagnon de cellule, se souvient Haytham Na’al. C’était laid, c’était très laid ». Le 27 juin 1980, dans la foulée d’une tentative d’assassinat contre Hafez Al-Assad, son frère Rifaat – aujourd’hui dans l’opposition au régime -, pénètre dans le bagne à la tête d’une escouade de soldats : un millier de détenus sont massacrés en l’espace de quelques heures. « J’ai entendu les rafales, je les ai vus traîner les corps, dit Haytham. Si j’en ai réchappé, c’est parce que j’avais un numéro d’enregistrement, ma famille avait fini par savoir que j’étais là ».
Libérés, miraculés, les trois anciens prisonniers de Tadmor suivent l’actualité de leur pays avec un effroi tout particulier. Ils savent que les tortures qu’ils ont subies, d’autres qu’eux les subissent à leur tour. Ils savent aussi que, au mois d’août, des tirs nourris ont retenti sur le site de leur ancien calvaire. Les exécutions auraient-elles repris à Tadmor ? Impossible à dire. Assis en tailleur sur un lit d’hôpital, à Paul-Brousse, où il lutte comme Salameh contre un cancer, Abbas Abbas s’astreint à l’optimisme : « Le régime marche vers sa fin. Mais le chemin sera long et douloureux. »
* Abbas Abbas nous a quitté le 5 septembre 2012, après une longue lutte courageuse contre la maladie et a été enterré à Villejuif en France.