« Comment, demain, faire revivre la Syrie ? » Intervention de Joël Hubrecht

Pour que revive la Syrie : l’incontournable recours à la justice transitionnelle.

Joël Hubrecht, Institut des hautes études sur la justice[1]

18 mars 2017, à l’Institue du Monde Arabe

Souvent réduites aux commissions vérités et aux tribunaux internationalisés dont ils sont la forme la plus connue, la Justice transitionnelle se définit plus largement comme l’ensemble des mécanismes dont un pays se dote pour faire face à ses crimes de masse passés[2]. Elle repose sur quatre piliers : le droit à la vérité, à la justice, aux réparations et à la non-répétition. La dénomination de cette forme de justice particulière[3]contient en elle deux promesses qui reflètent parfaitement ce que les révolutionnaires syriens poursuivent depuis plus de six ans : une promesse de justice et une promesse de transition.

Aujourd’hui, ces deux objectifs semblent hors de portée tant le rapport de force, grâce à l’intervention irano-russe et uniquement grâce à elle, pèse en faveur de la sauvegarde du régime au détriment des forces d’opposition.  Et pourtant…, même si les négociations en cours poussent en un sens contraire, ces deux espérances ne pourront pas être purement et simplement annihilées.

Pourquoi les enjeux de la justice transitionnelle sont incontournables, et le resteront

Tout d’abord parce que les crimes ont été massifs et sont imprescriptibles et que ce soit maintenant ou dans deux générations, comme le prouvent à peu près toutes les autres situations où l’impunité a été imposée (au Cambodge, au Salvador, etc.), la demande de justice restera forte et irrépressible. Cette ampleur des crimes, qui implique un nombre immense de victimes et de criminels, excède apriori les capacités de traitement de toute juridiction ordinaire même richement dotée et performante, ce qui n’est assurément pas le cas des juridictions syriennes. A l’absence de volonté politique qu’oppose un Bachar el-Assad s’ajoute la déliquescence d’institutions elles aussi en ruine. C’est pourquoi la nécessité de recourir à des moyens de justice alternatifs, moyens qui composent la grande variété des mécanismes dit de justice transitionnelle (historiquement développés à partir de l’impossibilité d’engager des poursuites pénales), s’impose manifestement.

Deuxièmement, les enjeux de justice transitionnelle restent incontournables parce la volonté de changement perdure comme le montre, malgré les années de guerre et d’épreuves, la reprise des manifestations de rue dans les zones bénéficiant de quelques accalmies. « Tous les événements survenus en Syrie ont eu lieu pour que se produisent un changement, une transition politique », expliquait Abdelahad Astepho (Vice-président de la Coalition de l’opposition syrienne – CNS)[4].Or on ne peut pas dissocier, comme le prétendent les Russes et le régime, les questions de justice, de paix et de politique. La demande de justice, qui était présente dès le début des manifestations demandant la libération des enfants de Deraa et le rejet du système répressif, malgré la mise à mort et l’exil de centaines de milliers d’opposants, n’a fait que s’accroître avec le déchaînement des violences.

Tout aussi forte la volonté de dire ce qui se passe dans les prisons du régime aujourd’hui, à Saidnaya par exemple, mais aussi de revenir sur les racines plus anciennes des tortures pratiquées à l’époque de Hafez el-Assad (qu’on pense au film de Monika Borgmann et Lokman Slim, Tadmor, dans lequel d’anciens détenus reconstituent leur détention dans la prison de Palmyre[5]).

Ainsi nous ignorons aujourd’hui quelles seront les formes précises que la justice transitionnelle pourra prendre en Syrie après (après la fin de la guerre, après la conclusion des négociations de paix, après le retour des réfugiés et déportés), mais nous savons que les questions des responsabilités, des disparus, des prisonniers, des réparations et des réformes pour juguler le retour de la répression forment le cœur des revendications et du projet de l’opposition syrienne. Ainsi, même si cette demande de justice est évacuée, minorée ou laissée implicite[6] dans le cadre de certaines résolutions internationales et des négociations menées au forceps sous l’égide de la diplomatie russe, les autres enjeux de la reconstruction – reconstruction économique, stabilisation politique suffisante pour aller vers une république décentralisée – ne seront pas tenables durablement sans, tôt ou tard, devoir y revenir.

De solides prémisses : des projets et des réflexions existent déjà depuis plusieurs années

C’est pourquoi, très vite, dès 2012, alors même que la perspective de la fin de la guerre restait lointaine, une réflexion s’est développée à ce sujet. Radwan Ziadeh en est un des principaux acteurs. Cet ancien responsable de programmes sur la justice transitionnelle de l’Arab World Project est à la manoeuvre dans les principales initiatives entreprises pour soutenir la mise en œuvre, après-guerre, d’une justice transitionnelle en Syrie. Le Syrian Center for Political and Strategic Studies (The Syrian Center for Political and Strategic Studies (SCPSS)) a élaboré en 2013 une feuille de route pour la transition en Syrie et a organisé à Istambul, les 26–27 janvier 2013, une conférence (“Transitional Justice in Syria : Accountability and Reconciliation.”) qui a réuni plus d’une centaine de participants de Syrie et du monde entier. A l’issu de cette conférence, ont été créé l’association de défense des droits des victimes de la Révolution[7] ainsi qu’un comité national préparatoire (et un comité international de conseil) qui, quelques mois plus tard, en novembre 2013, est devenu « la Commission syrienne pour la justice transitionnelle (CSJT/SCTJ) ».  Cette entité réunit, sous la houlette de Radwan Ziadeh, qui en est le directeur, des juges, des avocats, des militants des droits de la personne et des universitaires. Plusieurs ateliers ont été organisés en Turquie et en Égypte dont l’un sur la justice transitoire[8].

De façon convergente avec la mise en place de cette commission, il faut aussi mentionner les travaux sur le sujet d’une cinquantaine de Syriens réunis sous le nom de « The Day After project » (Le jour d’après). Ce groupement a également inscrit la justice transitionnelle parmi les objectifs-clés pour penser le futur démocratique du pays et les moyens d’une transition. Le projet du Jour d’Après a été présenté le 28 août 2012 à Berlin, et est disponible sur un site web dédié[9]. Autre lieu emblématique de réflexion de la justice transitionnelle (en lien avec les précédentes initiatives), La maison des experts syriens[10] qui regroupe sous son toit 300 participants de milieux trsè divers (militants, universitaires, juges, avocats, politiciens d’opposition, militaires, représentants locaux, etc). Ceux-ci se sont réunis régulièrement en 2012 et 2013 et ont rédigé une « feuille de route » disponible sur internet[11] et toujours d’actualité. Le 29 et 30 décembre 2015, le SCPSS et le SHE ont tenu à Istambul une conference : “Transitional Justice in Syria after Vienna Process: Achieving Justice and Accountability”.

D’autres voix très écoutées vont dans le même sens. Mohammad Al Abdallah, qui a mis en place à Washington, où il est exilé, le Centre syrien de justice et de responsabilité (The Syria Justice and Accountability Centre – SJAC[12]), qui documente les violations des droits de l’homme depuis mars 2011, dit explicitement que : «Au-delà d’une action devant la justice internationale dont les coûts sont exorbitants et les résultats changent peu la vie des gens, nous espérons que notre base de données servira à un processus de justice transitionnelle qui permette aux Syriens de vivre ensemble une fois la guerre terminée.»

En France, L’Initiative arabe de réforme (ARI)[13] – un consortium présidé par Bassma Kodmani regroupant des instituts de recherche arabes – s’est également engagé dans des activités de soutien autour de ces questions, avec notamment l’aide à la création d’une association dédiée à la reconstruction des institutions judiciaires et à la formation de juges syriens,  l’AJDI.

Que disent ces rapports ?

Les experts s’accordent pour dire que pour lancer véritablement un processus de justice transitionnelle, il faudra d’abord que les combats aient cessés et que la situation soit plus durablement stabilisée. Il faut aussi une réelle volonté politique en sa faveur et, pour les réformes institutionnelles en particuliers se projeter jusque dans le long-terme.

Le rapport du « Jour d’après » propose un calendrier par étapes et une stratégie relativement détaillée, en abordant des points très précis (comme la nécessité de suspendre ou d’abolir la peine de mort pour pouvoir bénéficier de l’aide de fonds internationaux). Mais tout comme la feuille de route de la maison des experts syriens, ces rapports buttent forcément sur le flou de ce que « le Jour d’après » appelle la « Syrie post-Assad ». C’est pourquoi, à ce stade, ils discutent des avantages et inconvénients des différentes formes de mesures possibles plus que des moyens concrets de leur mise en place effective. On notera cependant que, s’il demeure finalement assez vague et théorique, ce catalogue ne se réduit pas à un exercice de bonnes intentions mais se montre plutôt prudent (évitant de trancher de façon intempestive des arbitrages complexes) et lucide, notamment sur la question des ressources.  Le rapport du « Jour d’après » pose ainsi d’emblée le défi du manque de moyens (en proposant la création d’un Fond d’Etat dédié dans lequel abonderait une taxe nationale et des donations étrangères). Le rapport de la maison des experts avertit qu’il faudra forcément choisir entre le volume des réparations et leurs bénéficiaires, l’élargissement de la catégorisation des victimes entraînant mécaniquement une réduction des prestations ou montant financier de ces programmes. Les perspectives de justice transitionnelle envisagées sont ambitieuses et ouvertes mais il ne s’agit donc pas de promettre monts et merveilles, ce qui serait fatidique tant la désillusion et les frustrations qui s’en suivraient seraient alors inévitables.

Construit autour des piliers évoqués en introduction (les 4 fameux piliers Joinet), on notera d’abord l’insistance pour que, au-delà de l’assistance internationale nécessaire, le processus soit construit et conduit d’abord par les Syriens eux-mêmes. C’est un point fondamental. Le processus de JT ne peut être l’importation d’un programme élaboré et mis en place par des experts internationaux. La CPI existe déjà, avec ses statuts, et si une Syrie libre était enfin  en mesure de ratifier le Statut de Rome, elle intégrerait un système préexistant. Pour la justice transitionnelle, il en va autrement. Ses programmes ne sont pas prédéfinis. Il est donc possible – non seulement possible mais indispensable – d’associer la population syrienne à son élaboration et de tenir compte des perceptions et des attentes notamment au travers d’une consultation nationale.

La nécessité d’avoir des garanties d’indépendance, d’impartialité, de transparence est aussi fortement soulignée dans tous ces rapports. Les mécanismes proposés doivent permettre d’éviter une amnistie générale aussi bien qu’une lustration brutale et sans examen dans l’administration (contre ceux qu’on associerait apriori à l’ancien régime). Les rapports plaident pour une amnistie conditionnée et une lustration motivée et encadrée (le contre-exemple étant évidemment ce qui s’était fait en Irak après la chute de Saddam Hussein).

Les actions les plus immédiates concernent la formation de personnels qualifiés à ce type de mécanisme et le recueil et la préservation de la documentation sur les crimes. Cette documentation devant servir à un travail non-juridique d’établissement des faits, qui serait conduits par des sous-commissions spécialisées (en fonction de la nature des violences traitées : torture, exécutions extra-judiciaires, disparitions) et un matériel pouvant servir à des actions judiciaires.

Dans tous les rapports, il est répété que le travail d’établissement des faits par un mécanisme de commission-vérité, ne devra pas se substituer à la possibilité d’engager des poursuites pénales contre les principaux responsables. Une exigence qui va tout à fait dans le sens des leçons tirées (et des insuffisances constatées) des autres expériences de justice transitionnelle, à partir desquelles il apparaît clairement que la justice (dans sa dimension judiciaire) doit rester une composante importante de la justice transitionnelle. Dans la plupart des rapports, s’il est prévu de reconstruire et de faire en sorte que des procès soient possibles devant des cours syriennes, c’est le projet de création d’un tribunal hybride qui est très clairement privilégié. Celui-ci regrouperait des magistrats internationaux et des Syriens sur la base d’un statut ad-hoc s’inspirant des procédures syriennes et des standards et procédures internationales[14].

La mise en œuvre des propositions de ces rapports est-elle encore crédible ?

Bien sûr, le contexte actuel est particulièrement sombre. La création d’un TPI ad-hoc n’est pas à l’ordre du jour. Le déséquilibre des forces est en faveur d’Assad, le pouvoir de blocage des Russes au Conseil de sécurité font que les mécanismes de justice internationale déjà existants, comme la Cour pénale internationale, apparaissent hors d’état d’agir. De plus, même si l’opposition conserve ou arrache la gestion de certaines zones libérées à l’intérieur du pays, le régime d’Assad sera certainement en mesure d’assurer, au moins temporairement, l’impunité et de servir de refuges aux criminels sur la partie du pays qu’il continuera de pleinement contrôler.

Telle qu’elle se dessine, nous serions donc probablement en face d’une situation relativement inédite : pas celle d’une justice de transition telle que nous l’avons à l’esprit lorsqu’on pense à des cas comme celle de l’Afrique du sud ou de la Tunisie mais pas non plus d’une « justice transitionnelle sans transition ». Car, d’une certaine manière, même s’il reste en place, le régime d’Assad s’est en réalité, derrière les apparences, déjà « effondré de l’intérieur », engageant dans la douleur et en profondeur, au-dehors du palais-Potemkine du mont Mezzeh, l’inexorable refondation de la communauté politique syrienne. La révolution a commencé et se poursuit par le bas. Vraisemblablement la justice transitionnelle sera elle aussi davantage portée « par le bas » que « offert » et mise en œuvre par le « haut ». Cette hypothèse recoupe un mouvement plus ample auquel on assiste, après 6 ans de guerre et de négociations stériles, dans d’autres domaines comme celui de la reconstruction architecturale (ainsi l’ONG Ila Souria soutient une « reconstruction par le bas » en participant à des formations, comme à Gaziantep, avec des architectes syriens, qui ont travaillé sur la question des villes transitoires post-catastrophe et des camps de transit[15]). Si le soutien politique est indispensable, tout ne vient pas pour autant d’en haut. Au Burundi, le processus institutionnel de justice transitionnelle (qui prévoyait la mise en place d’une commission vérité et d’un tribunal spécial) a été bloqué par un pouvoir qui aujourd’hui est retombé dans sa fuite en avant vers une violence de nature peut-être même génocidaire. Mais pendant des années, dans un contexte d’auto-amnistie et d’immunité reconductible des responsables politiques, des acteurs de la société civile avaient imaginé des solutions de recours, à leur échelle, avec les représentations locales d’une série de pièces de théâtre sur les crimes du passé suivie de l’organisation de groupes de paroles[16].

On peut aussi penser que, même si elle est d’une façon ou d’une autre organisée et pacifiée, la fragmentation et la division du pays demeurera une donnée de base – et en partie un obstacle – pour le développement d’un processus de justice transitionnelle homogène global. Cela sera un vrai défi puisque l’égalité de traitement de tous les citoyens fait partie des exigences d’une justice équitable. On ne peut pas donc non plus se satisfaire d’un processus à plusieurs vitesses ou en forme de gruyère. Il faudra donc faire preuve d’originalité et ne pas se contenter de reproduire ce qui s’est fait précédemment ailleurs.

Voudrait-on le faire, qu’on aurait d’ailleurs bien du mal, car la perspective de l’originalité future de la justice transitionnelle en Syrie n’a en soi rien de surprenant tant aucun exemple de justice transitionnelle du passé ne ressemble à un autre : ici le processus combinera commission vérité et tribunal mixte (Sierra-Leone), là l’accent sera mis sur la désignation et l’aveu des responsables (Afrique du sud) alors qu’ailleurs l’accent sera placé sur les réparations et les noms des responsables ne seront pas rendus publics (Maroc). Ici ce sera un massacre particulier ou une courte période qui fera l’objet d’enquêtes alors que là ce seront des décennies et plusieurs régimes successifs qui feront l’objet d’un rapport. Ici on aura recours à des juridictions internationalisées, là à des formes de justice traditionnelles. Les processus les plus réussis – sachant qu’au bout du compte cette réussite est toujours relative et limitée – sont ceux qui auront trouvé des formes nouvelles, adaptées à la forme très particulière des crimes de masse qui y ont été commis. En Afrique du sud, l’apartheid et au Rwanda, le génocide perpétré par la mobilisation de toute la population n’appelait pas le même type de justice transitionnelle. Un des traits marquants pour la Syrie est qu’elle aura à la fois connu un régime tyrannique, avec son système de contrôle et de repression des opposants, et cela sur une très longue durée et également une guerre particulièrement barbare de bombardement et de gazage des populations civiles.

Des créations originales, nous en avons déjà l’exemple avec celle du Mécanisme international, impartial et indépendant (MIII), fruit d’un vote de l’Assemblée Générale (AG) de l’ONU pour contourner le blocage du Conseil de sécurité. Jusque-là c’était plutôt le Conseil qui était à la manœuvre en matière de JPI par la création de Tribunaux pénaux ad-hocs ou la saisie de la CPI. Ce Mécanisme chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Républiques arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger les personnes qui en sont responsables devrait désormais être intégré au sein des négociations et être relié à l’élaboration d’un processus de justice transitionnelle. L’art. 8 (§2) du rapport du 19 janvier 2017 du Secrétaire général de l’ONU[17] décrit d’ailleurs le MIII explicitement comme une « institution de JT ». Et c’est bien à ce titre qu’il faut appuyer et investir le mécanisme, et non sur le modèle du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ou du Tribunal pénal international pour le Rwanda, c’est-à-dire penser le MIII dans la perspective de procès conduits dans plusieurs pays (dans le cadre de la compétence universelle[18]) mais aussi de futurs procès en Syrie, et avec une collaboration étroite avec des acteurs syriens.

On peut supposer, parce que le pays est en ruine matériellement et politiquement, que le processus reposera sur l’implication de la société civile syrienne d’une part et qu’il aura besoin d’autre part du soutien de pays de la communauté internationale, et notamment de l’Union européenne. C’est-à-dire, de deux leviers extérieurs au gouvernement syrien lui-même. C’est ce type d’attelage justement qui pourra permettre la co-construction d’institutions gouvernementales rénovées par la refondation d’un nouveau corps politique. Mais aussi, et c’est fondamental, la réhabilitation et la recrédibilisation de l’ONU et de la communauté internationale qui a failli dans sa mission d’aide et de secours. Les enjeux de la reconstruction dépassent le cadre de la Syrie et nous concerne aussi. Inutile d’insister sur l’inaction et l’absence de l’Union européenne pendant le conflit…Mais justement l’UE ne doit pas revenir dans le jeu comme un simple organe financier et technique, sans lecture et exigences politique sur la nature de la reconstruction qu’elle soutient. Elle doit poser elle aussi ses exigences et si elle fournit une aide à la reconstruction, le faire en la conditionnant au respect et à la mise en œuvre de procédures de justice transitionnelle.

Co-construction d’institutions par la co-construction d’un processus de justice transitionnelle donc. Ce processus est dynamique et évolutif. Si les objectifs sont indispensables à la pensée de l’action, ils sont sans doute en tant que tel inatteignables dans leur intégralité (dans leur pureté pourrait-on dire !) : vérité, réconciliation…Mais les résultats ne sont pas à attendre en bout de course. Ils se confondent avec la manière même dont on avance dans le « dur », dans le concret des rapports de force et des moyens disponibles.

Cette inventivité et cette force de la société civile existent en Syrie comme en a témoigné la forme de législations temporaires et de moyens de règlement des conflits dans les zones où l’autorité de l’Etat avait disparu, notamment dans la ville d’Alep où des cours temporaires avait été créée afin de gérer les litiges entre les civils et entre ces derniers et les combattants[19]. On peut aussi imaginer s’inspirer et avoir recours à des formes plus traditionnelles de règlements des litiges (comme le Rwanda l’avait fait avec les tribunaux du gazon, les gacacas). S’appuyer par exemple sur des représentants ou des modes de la justice tribale (la Soulha) ? C’est une question (plus qu’une préconisation affirmée) car il faut aussi se méfier de l’illusion du recours à la tradition et surtout prendre garde de ne pas enfermer la JT dans des lignes ethniques et confessionnelles qui fragmentent le pays et sont instrumentalisées par le pouvoir.

Des innovations sont possibles aussi en termes de réparations (individuelle mais aussi collective), de CVR (régionale, mixte, intertionalisée). Le rapport de la Maison des experts syriens (Syrian transition map road) conseille ainsi, de ne pas se focaliser exclusivement sur la documentation et les poursuites, mais de créer un site web pour honorer les familles des victimes et faciliter les contacts entre les victimes, qu’elles soient syriennes ou même d’un autre pays et d’un autre conflit. Penser l’articulation avec le DDR (démobilisation, désarmement, réintégration), c’est-à-dire la question des centaines de milliers de déserteurs, celle des milices privées, la démobilisation des hommes de l’ALS, la réintégration des anciens combattants sans que cela n’entre en contradiction totale avec les demandes ou les attentes des victimes. Il faut aussi reprendre l’éducation des enfants qui n’ont connu que l’école de la guerre et de l’exil, traiter des compensations pour les personnes qui ont perdu leurs logements, etc. Ces questions dépassent le seul cadre de la JT mais il doit y avoir des ponts entre les programmes et les projets.

Comment la justice transitionnelle peut-elle contribuer à faire revivre une Syrie fragmentée ?

Il ne suffit pas pour penser cet après de la justice transitionnelle de faire le catalogue exhaustif des diverses options que l’on pourrait théoriquement imaginer, l’important est :

  • de préparer dès aujourd’hui les conditions les plus propices possibles à la co-construction d’un futur processus pour qu’il soit à la fois inclusif et cohérent : c’est-à-dire de sensibiliser les diplomaties internationales engagées dans le conflit que l’enjeu JT est incontournable, identifier et tisser les liens avec les associations syriennes ou des professionnels de la justice, commencer à établir une base de données pour recenser les victimes et les crimes, préserver des moyens de preuves, etc.
  • mais aussi, et surtout, car c’est la condition de l’appropriation et de la possibilité d’innover, de comprendre, au-delà de leurs formes particulières, comment et pourquoi ce type de justice peut contribuer à relancer le dialogue dans une société fragmentée.

Car la guerre ne détruit pas que les vies, les hôpitaux et les maisons. Elle détruit aussi les mots, la possibilité du langage et du dialogue social. Ce n’est évidemment pas un hasard si des écrivains, comme Isabelle Hausser[20], se mobilisent face à de telles situations. La possibilité du dialogue est anéantie non seulement par le repli communautaire ou la surpolitisation des mémoires mais, plus fondamentalement, par l’empoisonnement de la langue par les appareils de propagandes et par l’incommunicabilité des souffrances et des traumatismes. C’est donc d’abord là, dans la recherche d’une langue sinon commune du moins partageable, que le tissu social doit être recousu. Et la justice transitionnelle est un formidable moyen de recréer et de pluraliser des espaces de dialogues.

Je n’ai pas la possibilité de rentrer ici dans le détail de cette dynamique[21], que l’on peut esquisser de la manière suivante :

  • dans le cadre d’un procès : la co-présence des parties (les victimes et les accusés) ; le rôle des représentants et des intermédiaires de justice ; la disposition de chacun des protagonistes, qui occupent une place déterminée par la procédure, amorçant une reconnaissance sociale et une reconnaissance mutuelle (par distinction avec une reconnaissance « fraternelle ») ; la confrontation argumentative, les interrogatoires et contre-interrogatoires, qui ne se confondent pas avec une conversation libre et ouverte mais, sous la présidence d’un juge qui veillera à ce que la parole soit distribuée équitablement, permet un débat contradictoire public qui débouchera sur la délibération des juges et à un jugement consensuel ou, en cas d’opinion dissidente d’un des juges, à la majorité des voix ; les débats et les conclusions des juristes peuvent être complexes et techniques mais le verdict clarifie les responsabilités et tranche entre culpabilité et acquittement, libère la parole des témoins, permet de « faire en public la mémoire publique »[22].
  • dans le cadre d’une commission vérité, les procès sont remplacés par des déclarations écrites et des auditions publiques. Le jugement judiciaire est remplacé par un rapport produit par un panel de commissaires, regroupant des personnalités reconnues et consensuelles, des universitaires, des religieux, etc. D’autres approches colorent les discours (religieuse, psychanalityque…). Les discours tenus n’ont plus la froideur technique du droit. L’émotion sous contrôle voir bannie des palais de justice peut être au contraire recherchée et mise en scène au nom d’une volonté cathartique. Lors des audiences publiques de la célèbre Commission vérité réconciliation d’Afrique du Sud, un cierge était allumé à la mémoire « de tous les morts des affrontements du passé », des prières étaient adressées, des poèmes étaient lues, et après les témoignages entendus, son président Mgr Desmond Tutu résume ainsi le sentiment de l’assemblée : « Nous avons été émus aux larmes. Nous avons ri. Nous avons gardé le silence et nous avons regardé droit dans les yeux la bête immonde de notre sombre passé. Ayant surmonté cette terrible épreuve et prenant conscience de notre commune humanité, nous commençons à réaliser que nous sommes capables de surmonter les affrontements d’hier et de nous tendre la main »[23].

Conclusion :

Voilà comment, grâce à la justice, la parole « reprend ses droits », reprend sens. Sinon, si la Syrie ne devait pas pouvoir « revivre », si elle ne devait plus être qu’un pays vidé de ses habitants et un champ de ruine à la main de Bachar al-Assad, si la « paix » négociée n’était que celle des cimetières et de la soumission, alors, il faut bien avoir conscience que la Syrie ne serait pas la seule à mourir. L’ONU aussi y perdrait son « âme » et le « jour d’après » serait celui du « monde d’après » : un monde que certains qualifient, pour s’en désoler ou s’en réjouir, de « post-occidental » mais qui serait peut-être d’abord « post-humain » dans la mesure où la torture et le crime contre l’humanité y seraient ouvertement revendiqué au nom de leur efficacité (« It works ! », pour reprendre la formule d’un président en exercice[24]). Ce monde nous ouvre ses portes mais, comme nous l’avons vu, comme nous essayons avec l’association Revivre de le penser ensemble, d’autres mondes restent malgré tout possibles.

Des mondes où les mots auront retrouvé toute leur portée, et où raisonneront pleinement le sens de phrases telles que celle-ci : « Voici le premier progrès que l’esprit de révolte fait faire à une réflexion d’abord pénétrée de l’absurdité et de l’apparente stérilité du monde. Dans l’expérience absurde, la souffrance est individuelle. A partir du mouvement de révolte, elle a conscience d’être collective, elle est l’aventure de tous. (…) Le mal qui éprouvait un seul homme devient peste collective. Dans l’épreuve qui est la nôtre, la révolte joue le même rôle que le cogito dans l’ordre de la pensée : elle est la première évidence. Mais cette évidence tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes ». Ces mots ont été écrits, il y a 65 ans, par Albert Camus dans L’homme révolté[25]. Ils sont précieux car c’est bien dans la préservation et le développement de ce « nous » que réside le plus grand espoir pour la Syrie de demain et c’est à cela que peut contribuer la justice transitionnelle.

Notes

[1] Ce texte a été préparé pour la table-ronde « Comment demain faire revivre la Syrie ? », organisé par l’association Revivre le 18 mars 2017 à l’Institut du Monde arabe.

[2] K. Andrieu et G. Lauvau (sous la dir.), Quelle justice pour les peuples en transition ?, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2014.

[3] Que l’on peut faire rétrospectivement remonter, dans ses premières réalisations concrètes, à des procès conduits après la fin de la seconde guerre mondiale (Nuremberg) mais qui s’est conceptuellement construit à partir du développement des commissions vérités et des expériences latino-américaines dans les années 80.

[4] « En Syrie, on laisse de nouveau la place aux plus fanatiques », Mediapart.fr, 19 févr. 2017.

[5] Tadmor, un film de de Monika Borgmann et Lokman Slim, Les films de l’étranger, 2016. J. Chalier, « L’abattoir de Saidnaya », Esprit, mars-avril 2017.

[6] Voir la résolution 2254 (2015), adoptée par le Conseil de sécurité à l’unanimité de ses 15 membres en décembre 2015, qui trace une « feuille de route » faisant référence aux obligations du Droit international mais n’aborde jamais en tant que tel la question des poursuites des criminels de guerre.

[7] Cette association regroupe des familles comme celle de Hamza al-Khateeb, considérée comme la première victime de la révolution, ou d’autres figures emblématiques comme Muhammad al-Jawabrah; Ghayyath Matar; and Tamir al-Shar’i…

[8] Les autres portaient sur la réforme de l’appareil judiciaire, les réformes politiques, la réforme du secteur de la sécurité, la réforme de l’économie et la réforme des systèmes de santé et d’éducation.

[9] http://thedayafter-sy.org/wp-content/uploads/2014/12/thedayafteren.pdf

[10] the Syrian Expert House (SHE)

[11] http://syrianexperthouse.org/archives/775

[12] https://syriaaccountability.org/

[13] http://www.arab-reform.net/

[14] L’association AJDI mentionnée précédemment a développé une réflexion allant dans ce sens pour éviter de reproduire des structures ad-hocs qui, trop empruntes des procédures de Common Law (qui dominent encore la plupart des juridictions pénales internationale), se révéleraient inadaptées.

[15] Voir Emmanuel Haddad, « Syrie : l’urgence de penser la reconstruction », blog de l’auteur (journaliste indépendant), http://emmanuelhaddad.com/?p=1431 ; lors de cette même table-ronde du 18 mars 2017 à l’IMA, les propos du Dr Ziad Alissa, président de l’UOSSM France, sur le rôle des comités locaux et la reconstruction « par le bas » de l’aide médicale allaient eux-aussi dans le même sens.

[16] Sur ces initiatives voir Anne-Aël Pohu et Emmanuel Klimis (sous la dir.), JusticeS transitionnelleS. Oser un modèle burundais. Comment vivre ensemble après un conflit violent ?, RCN Justice et démocratie, Facultés universitaires Saint-Louis de Bruxelles, 2013.

[17] Document A/71/55 : Rapport du Secrétaire général, Application de la résolution portant création d’un Mécanisme international, impartial et indépendant chargé de faciliter les enquêtes sur les violations les plus graves du droit international commises en Républiques arabe syrienne depuis mars 2011 et d’aider à juger les personnes qui en sont responsables. 19 janvier 2017, Soixante et onzième session, Point 31 à l’ordre du jour, Prévention des conflits armés.

[18] Sur le levier de lutte contre l’impunité que constitue la compétence universelle voir les articles à paraitre dans la revue Esprit (mai 2017) et sur le site de l’IHEJ (www.ihej.org).

[19] La Cour de l’Unité, s’appuyant sur des textes variés tels que le Code de l’Unité de l’Union arabe, jamais utilisé auparavant, ou encore la charia afin de gérer les litiges familiaux, avait ainsi été institutionnalisée afin de répondre au besoin de d’administration et de gestion entre les civils.

[20] Inspirée par son séjour de plusieurs années en Syrie, voir d’Isabelle Hausser Petit Seigneur, Editions de Fallois, 2010 etLes Couleurs du sultan, Editions Buchet/Chastel, 2016. Isabelle Hausser a animé la table-ronde du 18 mars 2017 à l’IMA pour laquelle ce texte a été rédigé.

[21] Pour un développement de cet aspect, voir Joël Hubrecht, « Après un crime de masse, comment la justice peut-elle relancer le dialogue ? », revue Plurielles, n°20,AJHL, Paris, 2017, p 32-41 (accessible sur le site www.ajhl.org dans la rubrique Plurielles).

[22] Mark Osiel, Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit, Seuil, 2006, p.425.

[23] Desmond Tutu, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Albin Michel, 2000, p.121.

[24] Donald Trump pour ne pas le citer.

[25] Albert Camus, L’homme révolté, Gallimard, 1951, éd. De 1962, p.36.