En mai 2012, Ahmed ferme une dernière fois la porte de sa maison de la banlieue de Damas. La veille, un conseil de famille en a décidé ainsi. « Mon épouse, Abir, et moi savions qu’il fallait partir. Mais nous voulions l’accord de nos filles qui avaient alors 5 et 10 ans. Nous les avons réunies pour leur expliquer que le voyage serait épuisant et dangereux… Qu’on mourrait peut-être avant de trouver une autre maison ; mais qu’on ne survivrait pas si on restait là ». En prononçant ces mots, le regard d’Ahmed se dérobe ; comme s’il se repassait le film de cette soirée. Abir, elle, laisse couler des larmes silencieuses que regarde Omar, le petit dernier.
Trois ans plus tard, l’odyssée de cette famille (dont l’anonymat a été préservé par peur des représailles sur ceux qui sont restés à Damas, touche à sa fin). Depuis le 2 janvier, Abir, Ahmed et leurs trois enfants sont en France, le but de leur voyage. Un couple de jeunes retraités de Steinbach (un village du Haut-Rhin) leur a offert l’hospitalité. Lin (13 ans), Lara (8 ans) et Omar (5 ans), ont retrouvé des soucis d’enfants, oublié un peu les cadavres et le bruit des bombes. Tout va mieux, même si Omar ne dort toujours pas sans lumière et ne veut plus entendre parler de bateau.
Ahmed et sa famille ont accosté le 30 décembre 2014 dans le port de Gallipoli, dans le sud de l’Italie. La veille, le capitaine du Sky Blue M, le « cargo poubelle » à bord duquel ils sont venus de Turquie, avait bloqué les moteurs en direction des côtes. « Apercevoir les policiers [garde-côtes] a été un immense soulagement », soupire Abir en repensant à ce voyage apocalyptique. « À peine quitté les côtes, la tempête s’est levée. Au début on a essayé de convaincre les enfants qu’il était normal qu’on soit entassés à 700 dans les cales ; normal que la coque prenne l’eau et que le bateau bouge énormément… Alors que nous-mêmes pensions à chaque instant chavirer et couler… On ne mangeait pas pour ne pas vomir. On n’a pas dormi et on n’a plus eu d’eau à boire les deux derniers jours ».
« On ne s’était pas lavés depuis la Turquie »
À l’arrivée à Gallipoli, Ahmed savait que sa famille venait d’échapper deux fois à la mort. D’abord en Syrie où 200 000 personnes ont été tuées depuis le début du conflit, et puis dans ce bateau poubelle qui aurait dû depuis longtemps être au rebut. Pourtant, à l’angoisse du naufrage s’est vite substitué la hantise qu’on relève leurs empreintes digitales. Ce qui les aurait contraints à déposer leur demande d’asile en Italie, alors qu’ils souhaitaient gagner la France.
Pour limiter les risques, la famille s’est enfuie, le 1er janvier, du camp de toiles de tente où elle avait été transférée quelques heures après l’accostage. Enfants et parents ont franchi dès le réveil et en silence les 3 mètres du grillage d’enceinte pour prendre la route du Nord. « Je ne savais pas où on était. Tout le monde dormait dans cette ville où des chiens aboyaient sur notre passage. Il a fallu marcher des heures avant de rencontrer un homme qui nous a indiqué la gare. Là, on a pris un bus pour Milan, voyagé douze heures avec comme seul rêve de prendre une douche… On ne s’était pas lavés depuis la Turquie », confie Ahmed. Après, il y a eu le trajet pour Vintimille, puis le train pour Nice et enfin les 550 derniers euros dépensés pour prendre le TGV en direction de Paris. « Un jour je reverrai Nice, répète Ahmed. C’est la première ville où j’ai pu dormir d’un sommeil profond après ces années de galère. » Enfin, ils étaient en France. Symboliquement sauvés.
Aujourd’hui, Ahmed et Abir rêvent d’intégrer la communauté des 40 000 Syriens de France. La plupart sont là depuis longtemps. Les réfugiés du conflit actuel ne gonflent les rangs qu’au compte-gouttes. Depuis 2011, quelque 4 500 Syriens ont été accueillis sur le territoire français au titre de l’asile, quand 4 millions sont réfugiés hors de leur pays et 7,6 millions déplacés à l’intérieur. En 2014, quand l’Allemagne accueillait 10 000 réfugiés repérés par le Haut-Commissariat aux réfugiés (HCR) comme particulièrement fragiles, la France, elle, en prenait 500. Au faible nombre d’arrivées s’ajoute un accueil laissé au bon vouloir des associations et des bénévoles. « En dépit des discours politiques rappelant que les Syriens sont nos amis, la France ne fait rien pour les accueillir », s’agace Etienne Marest qui dirige l’association Revivre, qui s’occupe d’eux. « Quand il s’agit d’héberger les naufragés de la route bloqués en partant aux sports d’hiver, on sait faire. On pourrait quand même créer des structures pour ces naufragés politiques », ajoute Michel Morzière, président d’honneur. D’autant que pour beaucoup de Syriens, le déclassement est dur.
Déclassement
Abir et Ahmed étaient promis à une autre vie ; celle de la classe moyenne. Travailleur et habile négociateur, Ahmed avait rapidement fait fructifier son commerce. En 2010, les revenus de sa très occidentale boutique de vêtements, lui ont permis de s’offrir une maison en périphérie de Damas quelques années à peine après son mariage. « À Ein Tarma », prononce Abir dans un souffle. Ein Tarma, « c’était une banlieue chic. Un coin idéal pour élever ses enfants ». C’était… car très vite la répression aux manifestations anti Bachar el Assad l’a transformé en un quartier martyr. « On était bombardé sans cesse, coupé du reste de la ville et sans électricité. Comme j’étais le seul à avoir une voiture, j’ai beaucoup transporté de blessés et de médicaments vers l’hôpital de campagne. Plusieurs fois j’ai failli me faire prendre. En mai 2012, on a décidé de fuir plutôt que de mourir là tous les cinq », rappelle Omar.
Liban, Égypte, Turquie… la famille essaie d’abord le pourtour Méditerranée, où vivent 95 % des 4 millions de réfugiés syriens. « À Beyrouth les appartements les moins chers étaient dans un quartier contrôlé par le Hezbollah… On nous a vite fait sentir que ce n’était pas notre place à nous sunnites. Je suis allé à l’ambassade de France demander des visas, mais je n’ai même pas réussi à avoir une convocation officielle », rapporte le Syrien, conscient depuis cette date que pour venir en France, il lui faudra mettre sa famille entre les mains de passeurs. Il repousse l’échéance.
Nous sommes toute fin 2012. « On est rentré à Damas. Comme on n’y avait plus rien et plus de travail, on a décidé de tenter Alexandrie. Malheureusement, avec l’arrivée de Sissi au pouvoir en Égypte, on est vite devenu indésirables au point que des enfants ont coupé les cheveux de Lara… », se souvient la mère. Après cet échec, il ne restait plus qu’Istanbul dans la liste des possibles. « J’y ai retrouvé des fournisseurs de textile. L’un d’eux nous a aidés. Mais je ne travaillais pas suffisamment pour vivre. Au bout de 7 mois, on est une nouvelle fois revenus à Damas chez le frère d’Abir. Jusqu’à ce que je sois réquisitionné pour repartir à l’armée en dépit de mes 37 ans, que la police commence à me chercher ». Plus qu’une évidence, la France devient une urgence.
Reste à financer la traversée. « Depuis 2012, on vivait sur les 17 000 dollars d’économie que nous avions. Mais on avait presque tout épuisé et il a fallu emprunter aux proches les 15 000 pour payer la traversée », confie Ahmed, qui sait que dès qu’il retravaillera, l’argent ira au remboursement.
Désormais, la famille dispose enfin d’un récépissé de la préfecture de Colmar autorisant un mois de séjour en France. Le temps de déposer une demande d’asile. Dans la foulée, ils espèrent être logés car leur retour en région parisienne, même aidé par la communauté, reste très précaire. Et puis, les enfants attendent avec impatience une entrée à l’école. Pour revivre cette vraie vie d’enfant dont ils ont eu un avant-goût, quelques semaines à Steinbach.
Source : Le Monde 28 février 2015 – Par Maryline Baumard