Syrie : les secrets de l’archiviste de l’horreur

Par Garance Le Caisne – Le Journal du Dimanche

 

Des manifestations de solidarité avec le peuple syrien ont eu lieu samedi dans le monde entier pour condamner un régime dont la torture est l’une des armes de destruction massive.

C’est un dossier de 54.000 photos de 11.000 corps suppliciés : cadavres faméliques, souvent nus, mains et pieds brûlés, visages sans yeux ou rongés par on ne sait quel produit chimique, marques de chaînes autour du cou… Un dossier de l’indicible transmis par un ancien agent du régime de Bachar El-Assad. Auteur de la plupart de ces photos, il a fait défection en juillet 2013 et porte le nom de code de César. Ce dossier est entre les mains d’experts de la justice internationale. Hassan Shalabi? l’un des deux activistes syriens qui ont permis son exfiltration, raconte en exclusivité au JDD.

Qui est César ?

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http://www.lejdd.fr/International/Moyen-Orient/Syrie-les-secrets-de-Cesar-l-archiviste-de-l-horreur-657290

 

Torture : les preuves par l’image

Par Jean-Pierre Perrin

RÉCIT

Exfiltré à l’étranger et tenu au secret, un ex-membre des renseignements syriens a rendu publiques 54 000 photos effroyables.

On ne sait rien de lui. Ni son nom, ni son âge, ni même le pays où il se cache. Il a simplement un pseudonyme : César. Seuls ceux qui ont réussi à l’exfiltrer hors de Syrie et quelques enquêteurs internationaux savent où se trouve sa planque. César est l’un des hommes les plus menacés au monde. Pour une bonne raison : c’est lui qui a dit l’indicible, l’a montré sous la forme de milliers de photos qu’il a lui-même prises en travaillant pour le régime de Bachar al-Assad dans l’un des 24 centres de tortures de Damas et de sa région. Au total, 54 000 clichés de 11 000 détenus morts sous la torture et les privations. Des clichés qui témoignent d’une telle cruauté que David Crane, l’ex-procureur général du Tribunal spécial pour la Sierra Leone et aujourd’hui principal enquêteur d’un rapport sur la torture en Syrie, a déclaré jeudi à Paris, qu’ils nous obligeaient «à croire l’incroyable».

 

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http://www.liberation.fr/monde/2014/03/14/torture-les-preuves-par-l-image_987303

La détention, l’instrumentalisation et la torture des enfants, pratiques courantes dans la Syrie du « docteur » Bachar al-Assad (2/2)

Par Ignace Leverrier (22 octobre 2013)

Dans un rapport mis en ligne au début du mois d’octobre 2013, le Violations Documentation Center in Syria a donné la parole à un jeune Syrien, remis en liberté au mois d’août précédent, au terme de quatre mois d’emprisonnement. Comme le montrent les photos prises à la veille et au terme de sa mésaventure, il avait perdu plusieurs kilos durant sa détention. Alors que son âge aurait dû lui épargner de telles épreuves, il raconte son périple à travers les prisons de divers services de renseignements, les exactions dont il a été victime de la part des enquêteurs et des geôliers, et les scènes de barbarie ordinaire dont il a été témoin. Son témoignage recoupe nombre d’autres récits qui remontent, pour certains d’entre eux, à la décennie 2000-2010. Ils interdisent de ce fait de lier la brutalité dont font montre les moukhabarat aux circonstances particulières de la révolution. Ils démontrent au contraire que la torture des enfants et des jeunes, dans des centres de détention où la Loi interdit en principe leur admission, est une pratique ancienne, récurrente et tolérée, si ce n’est encouragée pour entretenir la peur, par les responsables de « l’Etat de barbarie ».

Le 2 avril 2013, le jeune Moadh Abdel-Rahman (16 ans) se trouvait avec un ami dans le souq de Hama lorsqu’une voiture d’agents de la sécurité est passée à côté d’eux. Ils ont aussitôt rebroussé chemin, mais n’ont pas tardé à être rattrapés par les occupants du véhicule intrigués par leur manège. Après avoir été rossés, ils ont été embarqués de force jusqu’à un poste de contrôle où il est apparu que le nom du jeune Moadh figurait, comme celui de son père, sur une liste d’individus recherchés. Son camarade a quant à lui été relâché, non sans avoir été de nouveau frappé. L’adolescent a été conduit au siège des Renseignements militaires, où on a commencé par lui voler les quelques milliers de livres syriennes qu’il avait sur lui. Il a été enfermé dans une cellule d’isolement de 3 m² dans laquelle se trouvaient déjà 4 autres détenus. Le lieu était si exigu que, pour dormir, ses occupants étaient obligés de couvrir avec une planche le trou qui leur servait de latrines.

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La détention, l’instrumentalisation et la torture des enfants, pratiques courantes dans la Syrie du « docteur » Bachar al-Assad (1/2)

Par : Ignace Leverrier (11 Octobre 2013)

Quelques jours après avoir fait de la jeune Rawan Qaddah (16 ans) la vedette involontaire d’une scabreuse affaire, le régime syrien a récidivé en présentant sur les écrans de la chaîne de télévision officielle, le 5 octobre, les aveux d’un redoutable franc-tireur de 13 ans, membre d’un groupe terroriste, qui revendiquait l’assassinat de 32 personnes ! Or, de toute évidence, le physique et la personnalité de ce serial killer ne lui auraient jamais permis de réaliser un tel exploit.

Selon son récit, très tôt orphelin de mère et élevé par un père âgé en compagnie de deux autres enfants issus d’un second lit, le jeune Chaaban Abdallah Hamida occupait un modeste emploi à Alep, sa ville natale, lorsque son oncle maternel lui avait offert un petit pistolet, « de calibre 5,5 » précise-t-il. Il s’était entraîné au tir et y avait manifesté une certaine adresse. Trois mois plus tard, ce même oncle lui avait proposé de travailler comme franc-tireur et l’avait incité à rejoindre un groupe deSâmeh-nî yâ bâbâ du Liwa Ahfad al-Rasoul. Les Sâmeh-nî yâ Bâbâ sont des jeunes gens adeptes d’une nouvelle mode, en vogue mais aussi très critiquée dans certains pays arabes, qui consiste à revêtir un pantalon dont la fermeture éclair est non plus devant mais derrière…

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« Plutôt rentrer en Syrie que demander l’asile à la France »

Le préfet du Pas-de-Calais a proposé aux migrants syriens, en grève de la faim à Calais depuis mercredi, de demander asile en France. Ces derniers ont refusé. Une délégation de policiers britanniques s’est rendue sur place.

Les Syriens en grève de la faim à Calais seront-ils entendus ? Une délégation de la police aux frontières britanniques est arrivée sur les lieux vendredi 4 octobre en début d’après-midi et a entamé avec les migrants des négociations dont l’issue a douché leurs espoirs.
Témoignage : « Pour nous c’est mourir ici à Calais ou bien aller en Angleterre »

La délégation britannique a en effet proposé d' »examiner au cas par cas » la situation de ces Syriens, mais uniquement pour ceux qui auraient de la famille sur le territoire britannique, a annoncé le préfet du Pas-de-Calais, Denis Robin, qui a participé aux discussions.

Une décision mal accueillie par les quelque 60 Syriens qui occupent depuis mercredi une passerelle piétons du terminal du ferry à Calais et dont 20 sont toujours en grève de la faim. Les migrants réclament le droit de se rendre en Angleterre, où tous ont de la famille, pour pouvoir y demander l’asile.

« Depuis le départ des policiers anglais c’est le statu quo : les migrants syriens sont toujours assis sur la passerelle, les CRS sont là aussi et toutes les négociations sont interrompues », rapporte à FRANCE 24 Mohamed Ouahab, médiateur de Médecins du Monde, présent sur place depuis mercredi.

« Les Syriens présents ici se sont mis dans une impasse »

Dès 7h30 vendredi, des CRS ont tenté de les déloger, mais ont dû reculer, lorsque deux des migrants, juchés sur le toit d’un bâtiment, ont menacé de sauter dans le vide.
« Demander l’asile en France pourrait bien rendre leur situation plus compliquée »

Le préfet du Pas-de-Calais a proposé aux migrants syriens de régulariser leur situation en déposant une demande d’asile en France. Or, cela pourrait bien les éloigner de leur but qui est de gagner l’Angleterre pour y faire une demande d’asile.

Interrogé par FRANCE 24, Sylvain Saligari, avocat spécialisé dans le droits des étrangers explique en effet que « les demandes d’asile sont centralisées au niveau européen ». En effet, un mécanisme est prévu, la Convention de Dublin, pour régir le cas des demandeurs d’asile en Europe et dont l’un des buts est précisément d’éviter qu’un demandeur puisse requérir l’asile dans plusieurs pays européens. Ce texte prévoit que si un exilé dépose une demande d’asile dans un pays alors qu’il a déjà fait une demande ailleurs, le second pays est tenu de le renvoyer vers le pays où sa première demande a été faite et où elle doit être instruite.

« Faire une demande d’asile en France permettra à ces migrants syriens d’avoir des papiers ici, mais pourrait risquer de leur compliquer la tâche si leur but est de demander l’asile en Angleterre », explique Me Saligari, qui précise « ce n’est pas impossible, mais cela prendra du coup beaucoup plus de temps ».

De son côté, le préfet du Pas-de-Calais, qui s’est ensuite rapidement rendu sur place pour parler aux migrants, leur a proposé de régulariser leur situation en France pour sortir de l' »impasse ». Il a souligné qu’il ne revenait pas à la France, « de décider de leur accès en Grande-Bretagne ».

« Aujourd’hui, les Syriens présents ici se sont mis dans une impasse qui ne fera pas évoluer leur situation. Ce que nous pouvons faire, c’est leur donner un statut sur le territoire français, de sorte qu’ils n’aient plus de problème » dans l’immédiat en France, a déclaré à la presse le préfet Denis Robin, après plusieurs heures de négociations avec les migrants syriens. « Autrement dit », a-t-il expliqué, « de faire une demande d’asile à l’Ofpra (Office français de protection des réfugiés et apatrides, ndlr), prêt à traiter leurs dossiers en urgence ».

« Sachant qu’il y a 95 % de réussite pour avoir le statut dans leur situation de Syrien », venant d’un pays, où sévit une guerre civile, a poursuivi le préfet, « il faut donc les convaincre d’avoir une logique de dialogue pour obtenir un hébergement de par ce statut, le temps de trouver une solution avec la Grande-Bretagne ». Interrogé début septembre par FRANCE 24, le directeur de l’OFPRA, Pascal Brice, avait déjà rapporté que le taux d’acceptation pour les demandeurs syriens était de 95 %, « un chiffre très élevé quand on sait que celui pour les demandeurs d’asile toutes origines confondues est de 25 % », avait-il ajouté.

« La police française n’a pas arrêté de nous traquer »

Mais la proposition du préfet est loin de rencontrer l’approbation des Syriens. « Vous n’imaginez pas par quoi nous sommes passés ici à Calais », confie à FRANCE 24, Abdelkader. Âgé de 24 ans, il vient de Deraa. Quand il a quitté la Syrie il y a déjà plusieurs mois, il était étudiant en mathématiques à la faculté de Damas. « On a fui pour sauver notre vie et notre avenir », explique-t-il.

« Ici la police française n’a pas arrêté de nous traquer », raconte-t-il. « Dès qu’on trouvait un abri pour dormir, un vieux bâtiment délabré, elle venait nous en chasser. Même quand on dormait dans la rue à même le sol, les policiers nous ont tabassés pour qu’on s’en aille », raconte-t-il, une vive émotion dans la voix. « On a même été en garde à vue, et expulsé du territoire ! Alors comment le préfet peut-il supposer qu’on va demander l’asile à la France, qui nous a traités de façon aussi inhumaine ? », s’interroge Abdelkader. « Nous tous, nous préférons rentrer en Syrie plutôt que de demander asile à la France », affirme-t-il catégorique.

Amara MAKHOUL-YATIM

« Plutôt rentrer en Syrie que demander l’asile à la France »

Viols collectifs, rat dans le vagin : en Syrie, le viol est une arme

« Il a inséré un rat dans son vagin. Elle hurlait. Ensuite on a vu du sang sur le sol. Il lui a dit : “C’est assez pour toi ?” Ils se moquaient d’elle. C’était évident qu’elle agonisait. Nous pouvions la voir. Après cela, elle n’a plus bougé. »Les témoignages de prisonniers syriens recueillis par le journaliste de la BBC Fergal Keane font froid dans le dos. Ils mettent en évidence que, comme dans bien d’autres conflits, le viol est une arme de guerre en Syrie. Les femmes, mais aussi les hommes, subissent ces sévices perpétrés par les forces de l’ordre syriennes, comme cette autre victime rencontrée par Keane.

Le jeune homme, volontaire dans une association de défense des droits de l’homme basée dans une église, explique avoir été violé par trois officiers après son arrestation en novembre :

« Les trois hommes, ils étaient comme des animaux. J’ai essayé de me protéger, mais je suis juste un homme petit. Lorsqu’ils étaient en train de me violer, j’ai commencé à dire : “S’il vous plaît, ne faites pas ça… s’il vous plaît, ne faites pas ça.” »

« Tu as dit que tu n’aimes pas Assad »

La victime ajoute que tout en le violant, ses bourreaux se moquaient de lui :

« Tu veux qu’Assad parte ? Ça c’est pour avoir dit que tu n’aimes pas Bachar el-Assad. »

Citant le rapport que Human Rights Watch a consacré à ce sujet, la BBC précise que les victimes ont souvent du mal à parler de leur agression, perpétrée justement dans le but de les humilier :

« Dans beaucoup de cas, les victimes ne veulent pas que leurs familles ou les autres membres de leur communauté sachent qu’elles ont été violées, à cause de la peur et de la honte. »

Le dernier rapport des Nations unies concernant la Syrie a lui décrit le viol comme l’un des crimes contre l’humanité infligé à la population civile. Le régime syrien a qualifié ce document de « ni juste, ni objectif ».

Les poursuites encore hypothétiques

Ni Human Rights Watch, ni les Etats-Unis n’ont jusqu’à présent rapporté l’utilisation des violences sexuelles par le camp des rebelles, ajoute la BBC.

Navi Pillay, haut commissaire des Nations unies pour les droits de l’homme, a insisté pour que ces allégations contre le régime syrien soient portées devant la Cour pénale internationale.

« Les décisions importantes prises à ce sujet dans les tribunaux pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda ont signifié la fin de la culture de l’impunité », écrit Fergal Kean.

La tâche s’annonce cependant ardue pour l’ONU, où les divisions entre pro et anti régime syrien rendent encore hypothétique l’aboutissement d’une telle démarche.

Marie Kostrz | Journaliste Rue89

Crimes contre l’humanité

Les trois naufragés de Tadmor

Benjamin Barthe
© Le Monde, publié le 12 janvier 2012
Abbas Abbas*, 59 ans, arrêté en 1987, relâché 14 ans plus tard./ Haytham Na’al, 60 ans, arrêté en 1975, relâché 28 ans plus tard. / Salameh Kaileh, 56 ans, arrêté en 1992, relâché 8 ans plus tard.Les Trois naufragé de TadmorPour les férus de ruines antiques, le nom de Tadmor est synonyme d’enchantement. Il évoque le dédale de temples et de colonnades qui surgissent des sables du désert syrien, à 200 km au nord-est de Damas, dans l’écrin de palmiers et de grenadiers dont la reine Zénobie avait fait la capitale de son éphémère empire, au IIIe siècle de notre ère.
Mais, pour les opposants syriens, Tadmor, appelée aussi Palmyre, est l’autre nom de l’épouvante. En marge de l’oasis, un bagne a poussé. Construit sous le mandat français, dans les années 1920, il fut pour le président Hafez Al-Assad – le père de l’actuel chef de l’Etat syrien, Bachar Al-Assad -, ce que Tazmamart fut pour le roi Hassan II du Maroc : un cul-de-basse-fosse, un abîme de secret et de bestialité, oublié de Dieu et surtout des hommes. Après l’avoir fermé au début des années 2000, pour cause de vétusté, les autorités syriennes l’ont rouvert durant l’été 2011, pour absorber le flot de manifestants faits prisonniers lors de la répression du soulèvement anti-Assad.

Passée inaperçue en France, la remise en service de Tadmor n’a pas échappé à Haytham Na’al, Salameh Kaileh et Abbas Abbas. Agés de 56 à 60 ans, ces trois opposants à la dictature en place à Damas sont des pensionnaires de Revivre, une petite association française créée en 2004, pour venir en aide aux ex-prisonniers d’opinion syriens. Fondée par Françoise de Morzière, alors chargée du dossier syrien à Amnesty International, elle permet d’offrir un traitement médical aux détenus les plus abîmés, soit en Syrie, soit en France. Dans ce cas, le réseau de relations de Revivre aide à octroyer aux protégés de l’association un logis et un titre de séjour, voire un statut de réfugié politique en France.

En sept années, une quinzaine de rescapés des geôles baasistes ont bénéficié de ce programme, dont Haytham, Salameh et Abbas, tous les trois passés par Tadmor et qui vivent aujourd’hui entre Paris et la Syrie. Bien qu’ils soient sortis de prison au début des années 2000, dans le cadre du « printemps de Damas » , la parenthèse réformatrice ouverte et refermée par Bachar Al-Assad à l’orée de son mandat, leur parcours en dit long sur l’horreur carcérale syrienne, sur son esprit et ses méthodes, perpétués de père en fils.

Le système qui a garanti depuis quarante ans l’hégémonie du Baas sera pour eux celui qui précipitera la chute de ce parti honni, au pouvoir depuis bientôt cinquante ans. « Un régime aussi assassin, ça ne peut pas continuer » , tranche Haytham Na’al, qui a passé vingt-huit années de sa vie dans les cachots syriens. Il est aujourd’hui logé dans un foyer Sonacotra du nord de Paris.

Les trois hommes s’initient à la politique dans la première vague de contestation de la dictature Assad, qui prend son essor en 1976-1977. Des ouvriers aux médecins, toute une société se réveille pour réclamer davantage de liberté. Le mouvement sera détourné par les Frères musulmans, dont l’insurrection armée fournira au régime le prétexte pour passer à l’action et annihiler toute vie politique pour les vingt années suivantes.

Mais, avant la répression, symbolisée par le massacre d’Hama en 1982 (de 20 000 à 40 000 morts selon les sources), l’extrême gauche syrienne a quelques mois pour rêver au » grand soir « . L’un des principaux artisans de la mobilisation est le Parti d’action communiste (PAC), une petite formation léniniste, en rupture avec le Parti communiste, membre de la coalition au pouvoir, qui recrute sur les campus étudiants. Âgés d’une vingtaine d’années, idéalistes et généreux, Haytham, Abbas et Salameh évoluent dans son orbite.

Il rêvait de partir étudier le cinéma à l’université Paris-Vincennes : Haytham est le premier à être arrêté, en 1978, à 22 ans. Abbas suit en 1987 ; puis Salameh en 1992. Ces deux-là tombent dans les filets de la branche Palestine (Fara’ Falestin) des renseignements militaires, l’un des services de sécurité les plus redoutés de l’autocratie syrienne. Initialement conçu pour surveiller les réfugiés palestiniens installés autour de Damas, ce simple département s’est transformé en pieuvre sécuritaire sous l’effet conjugué de la logique paranoïaque du régime et de la mise en concurrence de ses policiers.

Le parcours est ensuite » balisé » : interrogatoire, torture, signature d’une pseudo-confession et, en fonction de la » dangerosité » attribuée au détenu, envoi dans l’une des geôles du régime. Tadmor est réservée aux ennemis jurés : les Frères musulmans, les baasistes pro-irakiens, les soldats renégats et les cadres des partis de gauche, ou du moins ceux perçus comme tels.

Niché dans une cuvette au milieu d’une étendue rocailleuse, composé de bâtiments-dortoirs d’un étage espacés de cours, soumis à un climat glacial l’hiver et caniculaire l’été, l’établissement ressemble à un bout du monde, un terminus de la civilisation, comme l’a raconté l’ancien prisonnier Moustafa Khalifé, dans un récit suffocant, La Coquille (Actes Sud, 2007). « Dès que tu entres, on te rase la tête, dit Salameh, qui a croupi huit ans en prison et travaille comme journaliste à Damas, lorsqu’il ne suit pas un traitement contre le cancer à l’hôpital Paul-Brousse de Villejuif. Tu dois garder les yeux baissés en permanence. Tu dors à même le sol avec une pauvre couverture miteuse. Tu manges une bouffe infecte. Tu restes des mois sans te laver correctement. Tu te fais tabasser pour un oui ou pour un non. Tu n’es plus une personne, tu es une chose ».

Dans chaque cellule, de 50 à 100 mètres carrés, avec des murs surmontés de petits barreaux pour laisser passer la lumière, plus d’une centaine de détenus peuvent s’entasser. Il n’y a pas de télévision, pas de livre, pas de crayon et pas de papier, pas de visites, pas de médecin et bien sûr pas d’avocat. La seule » distraction » autorisée est la lecture de Tishrin, l’un des quotidiens du régime, parfaitement indigeste.

Parfois, les détenus enchaînent douze heures en position allongée et douze heures en position assise, sans discontinuer, pendant des semaines. Le moindre écart est signalé par le garde posté sur le toit, qui surveille la cellule au moyen d’une lucarne aménagée dans le plafond. Le contrevenant est aussitôt frappé à coups de gourdin, de câble électrique ou même de courroie de ventilateur de blindés. « De mon temps – dans les années 1990 – , la situation s’était un peu améliorée. On avait la place de dormir sur le dos. Mais, dans les années 1980, les détenus étaient tellement nombreux qu’ils devaient dormir sur le côté, l’un contre l’autre » , dit Salameh.

La grande affaire de la journée est la récupération dans la cour de la prison de la bassine en plastique remplie de rata. Un bouillon de légumes où surnage une couche de graisse ou de sauce tomate. Pour acheminer cette pauvre pitance jusqu’à leur cellule, les détenus disposent de deux minutes. Réservée aux plus vaillants, l’opération est qualifiée de « kamikaze ». Ceux qui traînent en route se font bastonner par les gardiens. Certains y laissent leur vie.
Et c’est cela, en définitive, la marque de Tadmor : le spectre, omniprésent, de la mise à mort. Car, outre le tabassage, le répertoire des matons comprend de nombreux supplices. Le plus célèbre est le « doulab » (pneu) : recroquevillé dans un pneu d’automobile, le prisonnier reçoit une volée de coups qui lui arrachent la chair des membres. La « chaise allemande » est très pratiquée aussi : la victime est attachée sur une chaise métallique munie de parties mobiles puis le dossier est incliné en arrière, ce qui peut provoquer une quasi-asphyxie, une fracture des vertèbres et une paralysie des jambes. Moins fréquent, mais typique du lieu aussi : le « tapis d’Aladin », une version moderne de la crucifixion.

Pour aller plus vite en besogne, la potence fonctionne, bien sûr, à Tadmor. « Au plus fort de la répression contre les Frères musulmans, près de 150 de leurs membres emprisonnés à Tadmor étaient liquidés chaque semaine, en toute discrétion » , affirme l’ancien diplomate Ignace Leverrier, qui coopère au réseau Revivre et tient le blog Un oeil sur la Syrie, hébergé sur Lemonde.fr. « On pouvait regarder les pendaisons en montant sur les épaules d’un compagnon de cellule, se souvient Haytham Na’al. C’était laid, c’était très laid ». Le 27 juin 1980, dans la foulée d’une tentative d’assassinat contre Hafez Al-Assad, son frère Rifaat – aujourd’hui dans l’opposition au régime -, pénètre dans le bagne à la tête d’une escouade de soldats : un millier de détenus sont massacrés en l’espace de quelques heures. « J’ai entendu les rafales, je les ai vus traîner les corps, dit Haytham. Si j’en ai réchappé, c’est parce que j’avais un numéro d’enregistrement, ma famille avait fini par savoir que j’étais là ».

Libérés, miraculés, les trois anciens prisonniers de Tadmor suivent l’actualité de leur pays avec un effroi tout particulier. Ils savent que les tortures qu’ils ont subies, d’autres qu’eux les subissent à leur tour. Ils savent aussi que, au mois d’août, des tirs nourris ont retenti sur le site de leur ancien calvaire. Les exécutions auraient-elles repris à Tadmor ? Impossible à dire. Assis en tailleur sur un lit d’hôpital, à Paul-Brousse, où il lutte comme Salameh contre un cancer, Abbas Abbas s’astreint à l’optimisme : « Le régime marche vers sa fin. Mais le chemin sera long et douloureux. »

* Abbas Abbas nous a quitté le 5 septembre 2012, après une longue lutte courageuse contre la maladie et a été enterré à Villejuif en France.