Damascus dossier

Comment le régime d’Assad a dissimulé le sort de 160 000 détenus dans son appareil sécuritaire

Une enquête internationale d’investigation a révélé de nouveaux détails sur un système de mise à mort systématique mis en place par le régime déchu dans ses prisons, sur la base de plus de 134 000 documents secrets des services de renseignement.

Les documents et les photos, prises par des photographes militaires, montrent des corps de détenus numérotés et classés ; certains sont nus et portent des traces de famine et de torture. Les documents ont également mis en évidence une coordination entre les services de sécurité syriens et des alliés tels que la Russie et l’Iran, ainsi que des liens financiers avec des sociétés de sécurité loyales au régime, ayant reçu plus de 11 millions de dollars d’agences affiliées aux Nations unies.

L’enquête, connue sous le nom de « Dossier de Damas », s’appuie sur un ensemble de documents secrets des services de renseignement syriens obtenus par la chaîne allemande NDR et partagés avec le Consortium International des Journalistes d’Investigation (ICIJ). Les investigations ont révélé le fonctionnement des appareils sécuritaires d’Assad et leurs relations avec des gouvernements étrangers et des organisations internationales.

L’ICIJ, NDR et 24 médias partenaires issus de 20 pays ont passé plus de huit mois à organiser et analyser les documents, consulter des experts et interviewer des familles syriennes cherchant toujours leurs proches disparus sous le régime Assad.

Les fuites comprennent plus de 134 000 fichiers, pour la plupart en arabe, représentant environ 243 gigaoctets de données. Ces documents couvrent plus de trois décennies, du milieu des années 1990 jusqu’à décembre 2024. Ils proviennent du renseignement de l’armée de l’air, de la Direction générale du renseignement et d’autres organes de sécurité, qui ont fait l’objet de lourdes sanctions américaines et européennes pour leurs pratiques brutales, incluant torture et violences sexuelles.

Les documents contiennent des notes internes, rapports et communications dévoilant les opérations quotidiennes du réseau de surveillance et d’arrestation du régime déchu d’Assad, ainsi que sa coordination avec des alliés étrangers comme la Russie et l’Iran, et ses interactions avec des agences de l’ONU opérant en Syrie. Les données sensibles incluent les noms d’anciens officiers des services de renseignement syriens.

En outre, NDR a obtenu et partagé avec l’ICIJ et ses partenaires plus de 70 000 fichiers et images, dont plus de 33 000 photos haute définition documentant la mort de plus de 10 200 détenus syriens, pour la plupart entre 2015 et 2024.

La machine sécuritaire de dissimulation du régime déchu

Les documents montrent une politique étatique systématique d’arrestations massives et d’exécutions. Sous Assad, le régime a arrêté et fait disparaître de force au moins 160 000 Syriens lors de la répression de la révolution syrienne.

Après la chute d’Assad en décembre 2024, les familles ont fouillé prisons et morgues à la recherche de traces de leurs proches disparus, examinant des inscriptions sur les murs de cellules, fouillant des fosses communes et comparant des restes de vêtements — souvent sans réponse.

Le « Dossier de Damas » révèle comment les responsables du régime déchu ont réduit la valeur de la vie humaine à de simples documents. La plupart des certificats de décès signés par des médecins des hôpitaux militaires de Harasta et de Tichrine — où les victimes de torture étaient transférées — mentionnent comme cause de mort un « arrêt cardio-respiratoire » ou un « arrêt cardiaque ».

Chaque dossier représente une famille laissée dans l’attente, une vie effacée, et un système conçu pour masquer des meurtres de masse derrière une façade bureaucratique. Grâce à cette base de données, les équipes d’enquête ont fourni des éléments permettant à des familles de connaître le sort de leurs proches.

Les photos divulguées constituent le plus grand ensemble d’images de détenus du régime syrien jamais obtenu par des journalistes. Elles ont été prises par des photographes militaires et montrent des détenus morts dans les hôpitaux et prisons du régime, leurs corps numérotés et enregistrés selon une procédure bureaucratique méticuleuse. Les photos incluent notamment celles du militant bien connu Mazen al-Hamadeh.

Des images que les Syriens n’avaient jamais vues

Une équipe de journalistes de l’ICIJ, de NDR et du quotidien allemand Süddeutsche Zeitung a mené une analyse approfondie d’un échantillon de centaines de photos. L’analyse montre que la plupart des victimes présentaient des signes de famine et de violences physiques, et que beaucoup étaient nues. Les images révèlent que les corps, après la mort, étaient transportés, photographiés et documentés.

Le numéro du détenu était souvent placé sur une carte blanche posée sur le corps, inscrit au marqueur sur un bras, une jambe, le torse ou le front, ou ajouté numériquement sur la photo. Le photographe militaire, portant un couvre-chaussures ou des bottes en caoutchouc, prenait plusieurs clichés du corps sous différents angles, puis les archivait dans des dossiers numériques parfaitement organisés.

Au cours de l’enquête, l’équipe a appris que ces photos avaient été transmises séparément aux autorités allemandes, qui mènent les poursuites contre d’anciens membres du régime Assad, et qu’elles sont actuellement conservées par la « Syrian Center for Legal Studies and Research », une ONG allemande documentant les violations des droits humains.

L’ICIJ et NDR ont extrait les noms des victimes et NDR a transmis les informations à trois organismes pour aider les familles à identifier leurs proches : l’Institution indépendante pour les personnes disparues en Syrie (ONU), le Réseau syrien des droits de l’homme et l’initiative « Taafi » de soutien aux survivants de la détention et de la torture.

Comment le régime déchu a profité des fonds onusiens

Les documents montrent également comment le régime Assad a tiré parti de ses relations avec les agences onusiennes chargées de fournir une aide aux Syriens. Pendant la guerre, ces agences ont versé au moins 11 millions de dollars à une société de sécurité syrienne privée chargée de protéger les bureaux de l’ONU — une société qui s’avère aujourd’hui appartenir aux services de renseignement du régime déchu et être contrôlée par eux.

En dépit d’avertissements lancés en 2022 par des organisations de défense des droits humains sur les liens de cette société avec le régime, les contrats ont été prolongés de deux années supplémentaires, injectant des millions de dollars dans les mêmes appareils accusés de torturer et tuer des Syriens.

L’une des notes obtenues par le « Dossier de Damas », signée par l’ancien ministre des Affaires étrangères Fayçal Mekdad, montre que le régime s’attendait à ce que les employés des sociétés de sécurité syriennes surveillent le personnel de l’ONU au profit du renseignement syrien.

Le « Dossier de Damas » dévoile la structure détaillée des chambres de torture du régime Assad et apporte de nouvelles preuves montrant que les institutions sécuritaires d’Assad fonctionnaient comme une machine unifiée de mise à mort — et comment l’indifférence internationale, les systèmes d’aide corrompus et les flux financiers ont contribué à sa continuité.

Source : ICIJ du 4 décembre 2025 par Whitney Joiner