Radwan, rescapé syrien du « Blue Sky », et son ange gardien italien Tommaso

Par  Maryline Baumard 

Le Monde le 5 janvier 2015  

On l’appellera Radwan. Le 31 décembre à 3 h 30 du matin, cet homme de moins de 40 ans, teint hâlé, visage exténué, est descendu du cargo Blue Sky à Gallipoli, dans le sud de l’Italie, avec son épouse enceinte. Depuis, le migrant Syrien s’est reposé dans une école, un centre d’hébergement avant de prendre le train pour remonter l’Europe. En trois jours, il a quitté les frontières de l’Italie.

Aujourd’hui, Radwan continue sa route vers le nord avec, en Italie, un ange gardien du nom de Tommaso Tomaiuolo qui veille sur lui. L’amitié entre ces deux hommes a commencé le 31 décembre au travers d’une grille de cour d’école. Celle de l’établissement de Gallipoli où Radwan avait été emmené pour se reposer après que son cargo – abandonné par son capitaine – eut été ramené dans le port.

Comme ses voisins et ses amis, Tommaso s’apprêtait à fêter tranquillement le réveillon de la Saint-Sylvestre dans les Pouilles quand le Blue Sky a fait irruption dans sa vie. Depuis l’arrivée de ce cargo et de ses 768 migrants, dans le port de sa petite ville, le jeune quadragénaire est comme happé dans un tourbillon fou. « Je n’oublierai jamais les rencontres que j’ai faites depuis le 31 décembre, ni les regards. Ils ont changé mon regard sur la vie », raconte ce créateur de sites Internet qui travaille pour une petite société italienne et habite à Alezio, à 5 kilomètres de Gallipoli, dans les Pouilles.

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Photo : Le « Blue Sky », dans le port Gallipoli. | DR/Tommaso Tomaiuolo

«  Je voulais être utile »

Dès qu’il apprend que le navire vogue sans capitaine, en direction des côtes de son pays, il twitte heure par heure le sauvetage et alimente son compte Facebook. Dès les premières heures du jour, levé tôt, il file au port.

« Un navire vide c’est bien… Mais ce n’était pas mon but ! , raconte-t-il, je voulais être utile. » Tommaso pressent que la couche de rouille du cargo cache bien des drames humains. Comme il ne décroche pas des radios locales, il apprend tout de suite dans quelles écoles de la ville ont été installés les migrants, afin qu’ils puissent se reposer. « Le maire a eu six heures pour réagir et trouver des solutions. Juste le temps du sauvetage du navire », ajoute Tommaso.

L’homme file vers les centres ouverts, comme beaucoup d’autres citoyens de cette zone pauvre, touchée de plein fouet par le chômage, mais prêts là à toutes les générosités. « Durant la soirée du 30 décembre, entre 21 heures – heure à laquelle on a appris que le bateau fantôme se dirigeait vers nos côtes – et son arrivée, 70 bénévoles de la protection civile se sont mobilisés, aux côtés de ceux de la Croix Rouge et de beaucoup de simples citoyens comme moi », explique-t-il.

Quand Tommaso Tomaiuolo arrive dans une des écoles d’accueil, des hommes sont là derrière les grilles. « A un premier, je demande ce dont il a besoin, il me montre timidement mon téléphone mobile que je tenais à la main et comme je lui passe, il semble douter qu’il puisse vraiment appeler à l’étranger. » L’homme joint la Turquie, parle quelques minutes et rend à Tommaso son smartphone « avec un sourire que je n’oublierai jamais ». Tous deux fument ensemble une cigarette. Tommaso lui pose quelques questions.

Quand l’ingénieur revient à l’école, l’après-midi, il trouve un autre Syrien à la place du premier. C’est Radwan. Son épouse se repose de ce voyage dans des conditions effroyables.

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Photo :  Les cales du Blue Sky durant la traversée de la Méditerranée. | DR/Tommaso Tomaiulo

Les deux hommes sympathisent, partagent quelques cigarettes. « Radwan a quitté la Syrie, il y a un an et vit depuis en Turquie. Là, il a dû une nouvelle fois refaire ses bagages, parce qu’en Turquie il n’a trouvé aucun travail », rappelle l’Italien. Tommaso Tomaiuolo, qui ne veut pas se mettre en scène, reconnaît du bout des lèvres qu’il a aidé financièrement cet homme à partir vers le nord et à charger son téléphone portable. Il lui a aussi donné deux livres et deux crayons. Radwan n’est pas « pauvre », mais il vient tout de même de débourser 14 000 euros pour payer son passage et celui de son épouse et il ne sait pas quand son périple s’arrêtera…

Pour les épisodes précédents, les photos prises par l’Italien parlent d’elles-mêmes. « Comme nous n’avions pas de connexion Internet, j’ai photographié avec mon téléphone l’intérieur de la cale du Blue Sky. Et franchement, cela m’a bouleversé de voir comment ces gens avaient été traités », raconte Tommaso.

« Rester en Syrie pour y mourir ou partir »

La discussion s’installe entre les deux hommes et Radwan raconte comment il lui a fallu prendre un petit bateau de pêche pour rejoindre le cargo qui mouillait dans les eaux internationales au large du port turc de Mersin. « Comme il avait un très bon anglais, pour avoir vécu quelque temps en Grande-Bretagne, nous avons pu parler longuement. Pour Radwan, la question syrienne n’est pas un problème que doit gérer l’Italie ou l’Europe, mais c’est bien un sujet qui doit être pris en charge par les Nations unies. Je n’avais que deux options, m’a dit Radwan : rester en Syrie pour y mourir ou partir », rapporte l’Italien.

La discussion entre Radwan et Tommaso a été stoppée, ce 31 décembre par les cris de deux femmes. Toutes deux pleuraient l’arrestation par la police italienne de leur fils et frère Rani Ahmad Sarkas, soupçonné par les autorités d’être un des passeurs et d’avoir piloté le cargo.

Dimanche 4 janvier, le quotidien italien La Republica racontait son audition par la police, traduite par l’AFP. « Ils m’ont promis 15 000 dollars [12 500 euros] et la possibilité de faire venir toute ma famille », a-t-il expliqué aux inspecteurs. Tommaso confirme que les deux femmes lui ont expliqué que treize autres membres de la famille se trouvaient sur le Blue Sky.

Rani Ahmad Sarkas est un Syrien âgé de 36 ans. Des extraits de son audition, reproduits par le journal italien permettent de comprendre comment il a pris la barre du navire. « Je suis arrivé en Turquie par avion depuis le Liban où j’étais réfugié. Là, j’ai été contacté par une connaissance qui savait que j’étais capitaine de navire », ajoute-t-il. Les deux hommes se rencontrent à Istanbul, font affaire. Rani Sarkas embarque alors avec trois autres hommes sur le Blue Sky, battant pavillon moldave, à destination de Mersin, port turc situé près la côte syrienne.

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Photo : Sarkas Rani, capitaine du Blue Sky. | Facebook/ Rani Sarkas

Le cargo reste deux jours, ancré au large, dans l’attente de sa « cargaison ». Le troisième jour, un bateau a emmené un premier groupe de 30 personnes sur le Blue Sky. Pendant quatre jours, la noria a continué et, le 25 décembre, ils ont largué les amarres avec 768 passagers à bord. « J’ai personnellement tracé la route pour l’Italie », a raconté le jeune homme aux enquêteurs. Après s’être abrité près des côtes grecques, pour éviter la tempête, il a repris sa route vers le sud de l’Italie. Il a ensuite abandonné la passerelle pour se réfugier dans la cale après avoir bloqué la barre et le moteur. Le navire a continué sa route à environ six nœuds (11 km/h) vers la terre. Sans intervention de la marine italienne, il se serait fracassé contre les rochers avec sa cargaison humaine.

« La mère et la sœur du capitaine m’ont demandé si je pouvais les aider à trouver un avocat, mais aucune des deux n’a voulu que je les filme. Elles avaient peur de la mafia turque si un jour, elles retournent en Turquie », regrette Tommaso. Avant qu’il ne soit question de cela, les migrants sont montés dans un bus pour être mieux installés ailleurs en Italie. L’école a refermé ses portes pour se préparer au retour des élèves italiens ce lundi.

« Le 31, j’ai surtout surveillé ma messagerie pour voir si Radwan m’avait écrit. J’ai eu le plaisir de découvrir que oui », ajoute-t-il.

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Photo : Echange de SMS entre Tommaso et Radwan. | DR

Le 1er janvier, Tommaso Tomaiuolo a refait le tour des écoles. La dernière était en train d’être évacuée. Gallipoli refermait la parenthèse du Blue Sky« Pour moi, cela aura vraiment été une Saint-Sylvestre riche en tragédie et en émotion. Un de ces moments qui changent un regard sur la vie. Je n’oublierai jamais comment ma ville a su prendre soin des migrants. J’aime me rappeler cette photo du maire qui fait une partie de volley-ball avec quelques-uns d’entre eux. La vie est rude dans l’Italie du sud, très touchée par la crise, mais elle est belle. Nous avons des valeurs », conclut l’Italien avant de repartir à son quotidien d’informaticien.

*Initialement, Tommaso Tomaiuolo ne souhaitait pas apparaître dans ce récit. « Je veux juste que cette tragédie soit connue. Je n’ai fait que ce que d’autres citoyens comme moi ont aussi fait pour ces gens. Par humanité », ajoute-t-il à l’issue d’un long entretien téléphonique. Convaincu que le lecteur de cet article a envie de le connaître, il a finalement accepté que son nom et ses actions figurent dans le récit de ce moment que dit-il, il « n’oubliera jamais ».
Vidéo (Le Monde & Dalymotion)

« Les migrants du blue SkyM transférés depuis l’école de Galipoli »

http://www.dailymotion.com/video/x2e1vfr_les-migrants-du-blueskym-transferes-depuis-l-ecole-de-galipoli_news

 

Source: Le Monde. 05.01.2015 

http://www.lemonde.fr/immigration-et-diversite/article/2015/01/05/radwan-rescape-syrien-du-blue-sky-et-son-ange-gardien-italien-tommaso_4549556_1654200.html