Rencontre avec les occupants de ce campement à l’écart des réseaux de solidarité
Ces quelques familles syriennes ont fui les bombardements, parcouru des milliers de kilomètres, traversé des frontières de dizaines d’États et risqué leur vie en mer. Le temps du repos n’est pourtant pas encore venu : en contrebas du périphérique parisien, elles survivent, dans une extrême précarité, à la porte de Saint-Ouen où elles ont installé leurs abris de fortune. Tentes, matelas et couvertures ont été posés à même le sol poussiéreux d’une allée régulièrement empruntée par des bus rentrant au dépôt, manquant à tout moment de blesser les enfants. Un trotteur gît dans un coin, des figurines d’animaux dans un autre. Deux petits courent dans tous les sens.
Des familles syriennes dorment à la rue en bordure du périphérique, porte de Saint-Ouen à Paris. (CF)
Ce jeudi après-midi, une dizaine d’hommes, entre vingt et trente ans, discutent, appuyés sur le muret longeant la bretelle menant à la voie rapide. Une femme donne des biscuits à sa fille, tandis qu’une autre, enceinte, se repose sur une chaise pliante. Repéré il y a deux, trois semaines, le campement est occupé par intermittence par quinze à soixante personnes, qui vont et viennent, en fonction des ressources dont elles disposent pour se payer une chambre d’hôtel. Ou poursuivre plus loin leur chemin. Des Syriens dormant à la rue, les associations de défense des droits des étrangers n’en avaient plus vus depuis un an, dans la région parisienne en tout cas.
À l’écart, Mustafa, 26 ans, retire son casque audio. Il propose de faire écouter George Wassouf, le célèbre chanteur syrien. Le son de son portable est monté à fond. Mais la musique, couverte par l’incessant brouhaha des voitures, est à peine audible. Avenant, il accepte de raconter son histoire.« C’est une vraie guerre là-bas, la moitié de ma famille a été décimée », affirme-t-il, étonné qu’on lui demande pourquoi il est parti de chez lui. « Un jour, je m’étais absenté. Quand je suis revenu mon père et mon frère étaient morts. »
Il est originaire de Lattaquié, l’un des grands ports, situé sur la façade méditerranéenne. « Il n’y a plus de Syrie. La Syrie que j’ai connue n’existe plus. Que faire ? » poursuit-il. L’idée de quitter sa terre natale ne lui avait jamais traversé l’esprit avant l’éclatement de la guerre, en 2011. Il parle de sa vie d’alors comme d’un lointain souvenir heureux. « J’étais peintre en bâtiment. J’avais du travail, ma famille, mes amis, une maison, je vivais bien là-bas. Je n’avais aucune envie de partir. »La mort de ses proches l’a résolu à s’enfuir. Une vague destination en tête : la Belgique dont il a entendu parler par le bouche-à-oreille dans son quartier. Après avoir rassemblé quelques affaires, et le plus d’argent possible, il se dirige vers Beyrouth au Liban, où il travaille plusieurs mois, sans penser à s’y installer. « Il y avait trop de Syriens là-bas, la concurrence était trop rude sur les chantiers. »
À l’aide de faux papiers libanais, il s’envole pour Tunis et traverse l’Algérie en voiture-taxi. Arrivé aux abords de Melilla, enclave espagnole au Maroc, il n’a pas à franchir les hauts barbelés : un document de circulation acheté à un commerçant marocain lui suffit pour entrer dans l’Union européenne. De ces mois de périples éprouvants, il sort indemne. Presque pimpant, la barbe coupée de près, fausses Ray-Ban à portée de main. « Je suis célibataire, c’est plus facile », explique-t-il. À Barcelone, il prend le train, direction Paris. C’était il y a un an. Depuis, l’errance n’a pas cessé. Un détour en Belgique ne le convainc pas. De retour en France, il s’arrête à Lille, entame une procédure de demande d’asile, mais, inquiet d’avoir été reçu à la préfecture par des policiers et découragé par les délais, il renonce à se rendre au rendez-vous auquel il est convoqué, quelques semaines plus tard. Il n’est pas facile de comprendre ses réticences à poursuivre ses démarches car, en tant que Syrien, il a presque 100 % de chance d’obtenir le statut de réfugié dans l’Hexagone. Il dit ne pas être au courant.
Mustafa s’inquiète pour sa mère restée en Syrie. (CF)
« Il y a autre chose, confie-t-il, en pliant et dépliant le papier jauni sur lequel est inscrite la date du rendez-vous raté. J’ai déserté. Si je suis enregistré et qu’ils me retrouvent, je suis mort. » « Tout cela ne sert à rien », estime-t-il, craignant les représailles contre sa famille restée au pays. « En plus, en Espagne, ils ont pris mes empreintes. Est-ce que je risque d’être renvoyé là-bas ? » Il n’a pas tort de s’alarmer : les États européens, à la faveur des accords de Dublin, renvoient les étrangers sans autorisation de séjour vers le premier pays de l’UE qu’ils ont traversé (pour peu qu’il existe des traces de leur passage). Selon la loi, il est susceptible d’être “réadmis” en Espagne, supposée examiner sa demande d’asile. Son sourire ne trompe pas : Mustafa a l’air perdu. « Je pense sans cesse à ma mère. Je m’inquiète pour elle tout le temps, et ne j’ai pas les moyens de la sauver », se désespère-t-il. Avec elle, il communique via WhatsApp. Il montre sa page Facebook et la liste de ses “amis”. Bientôt, la nostalgie le rattrape. « J’en ai marre, je n’ai plus d’espoir de rien. Je n’ai nulle part où aller », lance-t-il.
Michel Morzière tente de le rassurer. Ce responsable associatif, cofondateur de l’association Revivre, l’une des seules à venir en aide aux réfugiés syriens en Île-de-France, propose de démêler ses problèmes les uns après les autres. Il a l’habitude de ces situations complexes faites d’allers-retours et d’hésitations. « Ces parcours ne se laissent pas saisir facilement. Il faut du temps pour les appréhender », indique-t-il, reprochant aux pouvoirs publics de le laisser gérer seul ce premier accueil. La France n’est pourtant pas submergée par les demandes d’asile de Syriens, qui rejoignent en priorité l’Allemagne et la Suède où ils ont de la famille et où les places d’hébergement sont immédiatement accessibles. Depuis le début du conflit, la France n’a accueilli qu’environ 6 000 de ces ressortissants, sur 4 millions de réfugiés dans le monde, principalement dans les pays voisins.« Beaucoup des Syriens passés par Saint-Ouen ont des origines nomades, poursuit-il. Ce sont des artisans, des commerçants, qui ne cherchent pas forcément à se fixer. Ils ont des contacts dans plusieurs pays d’Europe et du Maghreb. Ils évitent de parler de politique et se méfient des procédures administratives. » Parmi ceux qu’il a rencontrés, certains refusent de laisser leur passeport à l’État français en échange du statut de réfugiés, car ils redoutent de ne jamais le récupérer et de ne plus revoir leur famille.
« Les pouvoirs publics espèrent que le campement va se disloquer de lui-même »
À 20 ans, Ramadan, venu accompagné de sa femme, de sa mère et de ses trois sœurs, via la Turquie, la Grèce et l’Italie, ne voit pas non plus le bout du tunnel. Pour une autre raison : il a perdu son passeport. Lors de la traversée de la Méditerranée, ses affaires sont passées par-dessus bord. « À Paris, je suis allé à l’ambassade, indique-t-il, mais la porte était fermée. Je veux demander l’asile, mais je ne peux pas ! » Peut-il faire sans ? Ne pas avoir de passeport complique fortement les démarches, surtout en l’absence de contacts entre la France et l’état civil syrien. Il est anxieux, il ne sait plus quoi faire. Mais, à la différence de Mustafa, il a trouvé un logement. Une chambre, plus exactement, louée 400 euros partagés entre huit personnes. Le campement, il y passe fréquemment pour trouver du réconfort auprès de ses compatriotes, qui, comme lui, ont entendu parler de Saint-Ouen comme d’un point de rendez-vous sur la route de l’exil.
Plusieurs familles vivent dans une extrême précarité avec des enfants en bas âge. (CF)
Ali, 27 ans, est tout aussi bloqué. Les traits tirés, il tient son récépissé de demandeur d’asile entre les mains. Tout est en ordre : il s’est rendu aux convocations, comme prévu. Mais l’hébergement auquel il est censé avoir droit ne lui a pas été attribué. « Ils m’ont dit qu’ils me rappelleraient. Cela fait trois mois que ça dure. Et toujours pas de nouvelles », s’impatiente-il. En attendant, il dort avec sa femme et ses enfants dans une voiture garée à proximité. « C’est inadmissible, le système d’asile dysfonctionne tellement que les gens abandonnent. À croire que l’État le fait exprès », tonne Michel Morzière, qui propose à son interlocuteur de l’accompagner à la Coordination de l’accueil des familles demandeurs d’asile (Cafda) dans le XXe arrondissement de Paris, dans l’espoir d’accélérer la procédure. Ali acquiesce, remercie, mais n’a pas l’air d’y croire, comme s’il s’était promis de ne plus rien attendre de personne.
Isolés dans ce recoin de Paris, les Syriens de la porte de Saint-Ouen risquent de traverser l’été sans soutien. À deux reprises, des conducteurs baissent leur vitre et les insultent. Personne sur le campement ne s’en offusque. Des voisins, disent-ils, leur apportent de l’eau, du pain et des vêtements. Mais aucun réseau de solidarité ne s’est constitué comme dans le XVIIIearrondissement, autour de La Chapelle, Pajol et Éole, où se retrouvent les Érythréens et Soudanais en transit. Des policiers passent dans l’allée. Sans s’arrêter. Ils ont reçu des consignes, ils ne font que compter. « Les pouvoirs publics en font le moins possible. Ils espèrent que le campement va se disloquer de lui-même, observe Michel Morzière. Ils espèrent que les gens vont s’éparpiller, disparaître dans la nature. » À la mairie de Paris, on assure être averti de la présence de familles à la rue. Des propositions de « prises en charge » ont été faites, indique-t-on, ce que les intéressés démentent. « Ces personnes sont mobiles, elles vont et viennent. Nous connaissons mal leurs intentions », ajoute-t-on.
Michel Morzière, de l’association Revivre, se retrouve seul à gérer le premier accueil de ces Syriens en France. (CF)
Les autorités ont pourtant l’expérience de la situation. En avril 2014, environ 200 Syriens au profil similaire avaient déjà trouvé refuge à quelques centaines de mètres de là. Face à l’urgence humanitaire, l’État et l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) avaient proposé une réponse sur-mesure en organisant une sorte de “guichet unique” : au lieu d’attendre des semaines les rendez-vous successifs, tout était organisé sur une journée. En même temps que leur récépissé, la moitié des personnes présentes sur le campement avait obtenu une place dans un centre d’hébergement. Certaines à Roanne dans la Loire, d’autres à Chambéry en Savoie, d’autres ailleurs encore. Les tentes avaient disparu. En juillet 2014, un nouveau campement s’était formé. Que des Syriens, 150 personnes. « Ni l’État ni la ville n’étaient intervenus de peur de l’appel d’air », regrette Michel Morzière. Au bout de quelques semaines, en l’absence d’aide, les familles étaient parties d’elles-mêmes, sans demander leur reste. Ni leurs droits.
27 JUILLET 2015
Source : http://www.mediapart.fr/article/offert/42d8971a9a9cc152343d814e5d643db0